Pourquoi une telle tolérance à l’égard de la pauvreté?
(Lettre à la ministre responsable de la Solidarité sociale et de l’Action communautaire, Chantal Rouleau, publiée dans Le Devoir du 5 novembre 2022)
D’après le dernier Bilan-Faim, le nombre de personnes recevant de l’aide alimentaire chaque mois a augmenté de 33 % depuis 2019, atteignant le nombre de 671 000. Les banques alimentaires manquent de denrées pour répondre à une demande sans cesse grandissante. C’est une triste réalité : des centaines de milliers de personnes n’arrivent pas à couvrir leurs besoins de base au Québec, et plusieurs ont vu leur situation se dégrader dans les dernières années.
Devant cette situation, votre gouvernement a fait le choix de l’inaction dans son premier mandat. Comme s’il était normal que tant de personnes n’arrivent pas même à couvrir leurs besoins essentiels dans une société riche comme le Québec.
Dans un tel contexte, il va sans dire que nous avons hâte de connaître vos intentions, Madame la Ministre. Aujourd’hui, nous attirons votre attention sur deux dossiers qui devraient vous occuper à court terme et pourraient faire une énorme différence pour les personnes en situation de pauvreté.
Le 4e plan de lutte contre la pauvreté
Le 13 décembre prochain, nous soulignerons le 20e anniversaire de l’adoption – à l’unanimité – de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale par l’Assemblée nationale. Cette loi engage l’ensemble des parlementaires à agir « pour combattre la pauvreté, en prévenir les causes, en atténuer les effets sur les individus et les familles, contrer l’exclusion sociale et tendre vers un Québec sans pauvreté ».
En vertu de cette loi, le gouvernement a l’obligation de produire des plans d’action qui détaillent notamment les actions prévues pour « améliorer la situation économique et sociale des personnes et des familles qui vivent dans la pauvreté » et qui établissent des cibles de réduction de pauvreté à atteindre.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre organisation fondait de grands espoirs sur cette loi. Mais nous n’avons pu que constater l’échec patent des trois premiers plans d’action. Il est impossible que des investissements timides, des mesures à la pièce et, surtout, un manque d’ambition dans les cibles à atteindre mènent à des avancées significatives.
Le plan d’action actuel vient à échéance en 2023. Alors que votre prédécesseur à la Solidarité sociale, Jean Boulet, s’est contenté de surfer sur un plan de lutte contre la pauvreté déjà adopté, vous, vous aurez la tâche de veiller à l’élaboration du prochain. Voilà une belle occasion, Madame la Ministre, de marquer un changement de cap.
La première étape pour votre ministère sera bien évidemment de lancer des consultations. Pour bien prendre la mesure des besoins des gens, et ce, partout au Québec, vous devriez opter pour une commission parlementaire itinérante avec consultation générale. Nous avons hâte d’y participer et de vous faire connaître nos propositions pour que ce plan nous permette collectivement de « tendre vers un Québec sans pauvreté ».
Le programme de Revenu de base
Le programme de Revenu de base représentait la seule mesure intéressante du dernier plan de lutte contre la pauvreté. Environ 84 000 personnes avec des contraintes sévères à l’emploi de longue durée devraient pouvoir en profiter à compter du 1er janvier prochain.
Ce programme comporte plusieurs avancées comme l’individualisation des prestations et la possibilité pour les personnes admissibles de gagner des revenus de travail ou de détenir des avoirs liquides plus élevés que dans les autres programmes d’assistance sociale.
Son aspect le plus intéressant est sans contredit qu’il devait, au départ, permettre aux gens de compter sur un revenu disponible au moins équivalent à la Mesure du panier de consommation (MPC). Malheureusement, votre gouvernement, Madame la Ministre, a décidé de ne pas ajuster les montants prévus en fonction de la récente révision de la MPC par Statistique Canada, ce qui représente un manque à gagner de plusieurs centaines de dollars pour les personnes admissibles au programme.
L’utilisation de la nouvelle base de calcul de la MPC fait partie des recommandations que nous avons soumises à votre prédécesseur et dont vous devriez vous inspirer pour bonifier le programme. À titre d’exemple, mentionnons aussi la nécessité d’abolir le « purgatoire », ce passage obligé de 66 mois par le programme de Solidarité sociale qui bloque indûment l’accès au Revenu de base.
Cela nous amène au principal problème que nous voyons avec le programme de Revenu de base : il est réservé à une catégorie de personnes assistées sociales. Selon nous, cette approche discriminatoire est tout simplement indéfendable.
Nous osons espérer que vous n’endossez pas cette logique selon laquelle certaines personnes, au Québec, mériteraient davantage de couvrir leurs besoins essentiels que d’autres. Nous vous invitons à considérer la possibilité d’élargir le programme de Revenu de base à l’ensemble des personnes assistées sociales.
Une question de droits
En terminant, nous tenons à vous rappeler, Madame la Ministre, que la lutte contre la pauvreté, c’est avant tout une question de respect de la dignité humaine et des droits de la personne. Elle ne devrait jamais venir en option, peu importe le gouvernement.
En tant que signataire du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), le Québec reconnaît « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence ». En vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, il reconnaît le droit de la personne « à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales […] susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent ».
En tolérant la pauvreté, le gouvernement du Québec bafoue les droits d’une part importante de sa population. Nous vous invitons, Madame la Ministre, à tout mettre en œuvre pour mettre fin à cette tolérance.