Les origines de la Loi de l’aide sociale
Le 20 mai 1969 était déposé le projet de loi-cadre sur l’aide sociale. Empreint de l’esprit des grandes réformes de la Révolution tranquille, la première loi d’aide sociale représentait une pièce maîtresse de la modernisation des services sociaux québécois. Le projet de loi sera adopté au mois de décembre de la même année, mais n’entrera en vigueur qu’à la fin de l’année 1970.
Compte tenu de la valeur dépréciée de l’aide sociale, on s’intéresse peu à son histoire et à sa genèse. Aujourd’hui encore, on n’en parle que pour critiquer son existence et dénigrer du même coup les personnes qui en bénéficient. On tolère sa présence comme un mal nécessaire alors qu’il s’agit d’un maillon essentiel à la solidité du filet social.
Dans les années de la mise en œuvre de la première loi d’aide sociale, il y a un enthousiasme palpable entourant la réforme de l’assistance sociale. Tout au long de la décennie 1960, on assiste petit à petit à la naissance du présent système d’aide sociale. On observe également l’apparition des groupes communautaires qui jouent depuis cette époque un rôle de chien de garde face aux politiques de lutte contre la pauvreté. Le peu de cas que nous faisons aujourd’hui de l’institution de la première loi d’aide sociale, n’a d’égale que l’indifférence que nous accordons aux personnes en situation de pauvreté. Retourner à l’origine de cette réforme, c’est retrouver l’inspiration qui a conduit à son existence.
– Un texte d’Olivier Ducharme, chercheur au Collectif pour un Québec sans pauvreté et auteur de l’essai Travaux forcés. Chemins détournés de l’aide sociale (Écosociété, 2018).
Le droit
Au début des années 1960, plusieurs réclamaient une refonte complète de la législation concernant l’assistance sociale. Il devenait nécessaire de « moderniser » la vieille loi d’assistance publique, datant de 1921, qui ne venait en aide qu’aux personnes internées ou à certaines catégories de personnes (les mères nécessiteuses étant la catégorie la plus connue). C’est dans ces circonstances que le gouvernement de Jean Lesage donna le mandat à Émile Boucher, Marcel Bélanger et Claude Morin de faire l’étude approfondie des problèmes du système d’assistance sociale et de fournir une série de recommandations pour le réformer.
Le rapport Boucher, publié en juin 1963, reconnaissait que l’État a le devoir d’aider chaque citoyen à subvenir à ses besoins s’il est incapable d’y parvenir par lui-même. « L’individu, comme citoyen et comme membre de la société, a donc droit à une assistance financière de la part de l’État si lui-même ou sa famille sont dans le besoin ». Le rapport recommandait au gouvernement d’instituer un droit fondamental à l’assistance sociale. Un droit qui serait en mesure de respecter la dignité de chacun. « D’ailleurs, le principe même de la dignité du citoyen en démocratie justifie la responsabilité de la société à son égard. Tous les pays modernes acceptent l’existence d’une telle responsabilité du groupe envers chacun de ses membres ».
Le droit à l’assistance sociale est le principe à la base de la loi sur l’aide sociale. Il représente la plus grande avancée de la réforme de 1969. Pour la première fois, le gouvernement québécois reconnaissait une protection sociale à chaque citoyen et citoyenne contre la privation des besoins fondamentaux. Il s’agissait d’un acquis essentiel à l’instauration d’un filet social digne de ce nom. Avec le temps, nous avons malheureusement perdu de vue l’importance de ce droit.
La bible
Automne 1965, René Lévesque est nommé ministre de la Famille et du Bien-être social. Encore imprégné de son succès comme ministre des Richesses naturelles, qui lui avait permis de concrétiser la nationalisation de l’électricité, Lévesque arrivait en poste avec la conviction qu’il parviendrait à réformer l’assistance sociale. En entrevue au Devoir, il ne cachait pas son admiration pour le rapport Boucher qu’il considérait comme la « bible » des réformes à venir dans les services sociaux québécois. « En juin 1963, un rapport élaboré, louangé dans tous les milieux, dénommé le Rapport Boucher a été déposé au ministère de la Famille. Je l’ai lu, lu, relu, étudié sur toutes ses coutures. IL DOIT ÊTRE APPLIQUÉ le plus tôt possible et à peu près intégralement » (20 novembre 1965).
Suivant les recommandations du rapport Boucher, Lévesque revendiquait la fin de la « charité publique ». « Au lieu de subventionner la misère, nous subventionnons les besoins essentiels de la famille. Nous constaterons à la longue que cette politique est beaucoup plus rentable et beaucoup moins coûteuse que celle de la “charité publique” » (20 novembre 1965). Cependant, la défaite du parti Libéral, en 1966, aux mains de l’Union nationale, mettra fin à l’élan du futur chef du Parti québécois et à l’espoir de la mise en place prochaine d’une loi-cadre sur l’aide sociale.
Prenant le relais de Lévesque à la barre du Ministère, Jean-Paul Cloutier se souvient qu’« en 1966, de tous les ministres, M. Lévesque était le seul à avoir laissé à son successeur une enveloppe dans laquelle il décrivait l’état du Ministère, l’étape où étaient rendues les différentes législations et il donnait aussi ses commentaires sur la qualité des ressources humaines ». Ce geste démontrait l’importance de la mise en place, le plus rapidement possible, d’une réforme de l’assistance sociale.
La pression communautaire
En 1967 émerge pour une première fois un réseau de groupes communautaires qui se mobilisent pour améliorer la qualité de vie des personnes en situation de pauvreté. Les comités de citoyens, les comités de quartier et les organismes de défense des personnes assistées sociales cherchaient alors à faire connaître les besoins réels des « économiquement faibles » et à prendre part à l’élaboration de la loi.
Le 21 novembre 1967, une douzaine de groupes, formant un premier Front commun des assistés sociaux sur l’île de Montréal et comptant dans ses rangs un peu plus de 15 000 membres, rencontraient le ministre Cloutier pour l’informer de leurs revendications au sujet de la future loi sur l’aide sociale. « Pour la première fois au Québec, les citoyens défavorisés menacent de se révolter. Pour la première fois aussi, ces citoyens organisent des manifestations, soumettent des mémoires, vont porter leurs griefs au Parlement, rencontrent les ministres, élaborent des plans, informent les journalistes, créent des institutions » (La Presse, 22 novembre 1967). Naissait ainsi une opposition que le gouvernement ne pouvait plus ignorer et qui, aujourd’hui encore, défend les droits des personnes assistées sociales.
Quelques semaines plus tard eut lieu une seconde rencontre avec le ministre, réunissant cette fois le Conseil des œuvres de Montréal, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), le Groupe des citoyens de Maisonneuve-Hochelaga, le Mouvement social ouvrier et d’autres organisations. À cette occasion, le ministre promit que la loi-cadre sur l’aide sociale entrerait en vigueur le 1er avril 1968. Le ministre assura également aux « mouvements d’animation sociale » qu’ils auraient « un important rôle à jouer, principalement celui de conseiller le gouvernement dans l’élaboration de ses politiques d’assistance sociale » (La Presse, 6 décembre 1967). Le ministre n’a malheureusement pas tenu sa promesse et les groupes communautaires ont dû continuer à réclamer le dépôt de la loi-cadre.
Les principales revendications des groupes de pression communautaires étaient une hausse des allocations sociales, le respect des droits des personnes assistées sociales, la gratuité des médicaments et l’instauration d’un revenu annuel garanti. Cette dernière demande était la plus importante et la plus récurrente. Plusieurs mémoires, présentés en commission parlementaire à l’automne 1969, considéraient la loi sur l’aide sociale comme une première étape vers l’établissement d’un revenu minimum garanti. Le Conseil des œuvres de Montréal soulignait qu’en matière de sécurité financière l’objectif est « d’assurer à chaque famille et chaque personne hors famille un revenu minimum qui leur permette de satisfaire leurs besoins fondamentaux ». Assurer à toute personne la satisfaction de ses besoins fondamentaux fait encore partie des revendications des groupes de défense des droits des personnes assistées sociales. Dans sa courte histoire, l’aide sociale québécoise n’est jamais parvenue à répondre à cette exigence.
Une méfiance qui persiste toujours
L’établissement d’un droit à l’aide sociale était l’occasion pour le gouvernement québécois de revaloriser l’image des personnes assistées sociales qui souffraient, et souffrent toujours, d’une image négative. « Mon espoir, assurait le ministre Cloutier en commission parlementaire, est que les citoyens du Québec verront bientôt dans l’aide sociale une institution digne et plus humaine ». Sur ce point, l’implantation de la loi a été un échec complet. Reconnaître un droit à l’aide sociale n’a pas suffi. Depuis son instauration en 1969, le droit à l’assistance sociale a sans cesse été mis entre parenthèses et les personnes assistées sociales ont fait l’objet de la méfiance aussi bien des autorités publiques que de la population.
Il y a toujours eu de la suspicion envers les personnes assistées sociales, elles qui « profitent », conformément à une croyance populaire, d’une aide financière « sans rien faire » en retour et surtout sans avoir « méritées » cette aide. Le ministre Cloutier craignait que de trop généreuses prestations détournent les personnes assistées sociales du marché du travail. René Lévesque allait dans le même sens : « Je ne veux pas qu’on accuse le ministère de maintenir les indigents en vie en leur donnant des “chèques de paye” » (Le Devoir, 20 novembre 1965).
C’est cette méfiance qui, depuis le début, force le gouvernement à accorder une aide financière insuffisante pour qu’une personne ou une famille puisse subvenir à ses besoins fondamentaux. Aujourd’hui encore, la prestation d’aide sociale ne couvre qu’un peu plus que la moitié des besoins fondamentaux nécessaires pour respecter la dignité et assurer la santé d’une personne. Dans ces conditions, le droit à l’aide sociale perd de sa valeur. Ce droit se réalisera pleinement le jour où la dignité des personnes assistées sociales sera respectée. Et c’est seulement alors que la réforme de 1969 pourra véritablement porter ses fruits.