Les insuffisances de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et les avancées qu’elle a permises
Intervention de Pierre Issalys (professeur émérite, Faculté de droit, Université Laval) lors d’un point de presse tenu le 16 février 2023 pour réagir à l’adoption par l’Assemblée nationale, à l’unanimité, d’une motion visant à souligner les 20 ans de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale
En septembre 1999, j’ai entendu à l’Université Laval Vivian Labrie présenter l’initiative de ce qui était alors le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté. Cette initiative correspondait parfaitement à ce que je pensais, et pense encore, quant à la nature des lois, à la vie d’une démocratie et aux objectifs de la politique sociale d’un État. Mon enseignement et mes recherches portaient justement sur la rédaction des lois, le cadre juridique de l’action gouvernementale et certaines de nos lois sociales. J’ai donc offert à Vivian mon concours dans l’élaboration de la proposition de loi que préparait le Collectif.
C’est ainsi que je me suis trouvé mêlé, de près jusqu’au début de 2002 et de manière ponctuelle par la suite, au processus de rédaction et de promotion de cette proposition de loi visant à éliminer la pauvreté au Québec. Ce fut une expérience passionnante. Le comité de rédaction dont je faisais partie avait pour mission de reformuler le texte issu d’assemblées citoyennes réunies, à l’initiative du Collectif, partout au Québec en 1998 et 1999, et comportant la participation de personnes en situation de pauvreté.
Ce texte exprimait des aspirations, des objectifs, des moyens et des mécanismes qu’il s’agissait de ne pas trahir. Le défi présenté par sa reformulation était donc de rester entièrement fidèle aux intentions et aux choix manifestés par ces assemblées, tout en leur donnant une expression conciliable avec notre droit public et en respectant les formes traditionnelles et souvent nécessaires du langage législatif. Le comité de rédaction a donc mis au point le texte de la proposition au terme d’une série d’allers-retours de ses versions successives entre lui et les auteurs et autrices du document initial. Nous avons, je crois, relevé ce défi dans une très large mesure.
Le projet de loi déposé en juin 2002 par le gouvernement et adopté en décembre, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale reprend d’ailleurs la structure générale et plusieurs éléments de la proposition lancée en 2000 par le Collectif et appuyée par les 215 000 signataires d’une pétition et par 1600 institutions et organisations de la société civile. On doit cependant déplorer que la loi se soit écartée de la proposition sur plusieurs points. En particulier :
- ni l’Assemblée nationale, ni le Premier ministre ne sont impliqués autant que le prévoyait la proposition de loi dans l’impulsion et le suivi de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion;
- la référence aux droits fondamentaux reconnus par notre droit constitutionnel et par le droit international n’est pas aussi explicite que dans la proposition de loi;
- l’évaluation préalable de l’impact des mesures gouvernementales sur les personnes en situation de pauvreté a un caractère discrétionnaire, limité et non systématique, contrairement à ce que prévoyait la proposition;
- et surtout, la loi n’énonce pas les principes de l’action sociétale et gouvernementale qu’elle prévoit pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion, alors que la proposition en formulait trois : 1° le caractère prioritaire de cette lutte; 2° la primauté de l’amélioration du revenu du cinquième le plus pauvre de la population, par rapport à celle du revenu du cinquième le plus riche; et 3° l’association des personnes en situation de pauvreté à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation des mesures découlant de la loi.
En dépit de ces insuffisances, la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale demeure un acquis précieux de la démocratie québécoise. Le processus citoyen qui lui a donné naissance a bien fait voir quelles ressources d’imagination et de volonté notre démocratie est capable de mobiliser. Son existence rappelle en permanence, à nous et à nos gouvernants, que l’invisibilité relative des pauvres ne justifie en rien l’acceptation et l’inaction devant le scandale de la pauvreté au sein d’une société riche.
À cet égard, il faut souhaiter que les avis du Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, institué par la loi, soient lus et médités par les parlementaires, l’administration publique, les médias et le grand public; comme le dit le préambule de la loi, ils traitent d’un «impératif national».
Sur le fond de la question, la loi a permis un certain nombre d’avancées – certes lentes, bien trop lentes – de notre politique sociale. Elle peut en permettre de plus significatives, pour peu que la volonté politique soit présente. Sur la forme, la loi illustre à mon avis des possibilités novatrices d’emploi de la législation : une loi peut servir à programmer l’action publique; elle peut aménager un processus continu de réflexion du milieu social sur le déroulement de cette action; elle peut instituer l’évaluation préalable et l’évaluation rétrospective de l’impact de mesures gouvernementales – notamment de l’impact de ces mesures dans les «angles morts» de notre société, comme celui qu’occupent nos concitoyennes et concitoyens vivant la pauvreté.