Lettre ouverte à Lucien Bouchard
Québec, le 8 décembre 2000
Monsieur Lucien Bouchard
Premier ministre du Québec
Monsieur Bouchard,
Comme tout le monde, nous avons lu les propos que vous avez tenus sur notre proposition de loi il y a quelques jours lors du Conseil national du Parti québécois. Toutefois veuillez considérer que nous attendons toujours votre réponse officielle à notre demande d'une telle loi cadre sur la base de notre proposition.
Vos propos nous démontrent qu'un débat est bel et bien commencé sur la pertinence d'une loi cadre sur l'élimination de la pauvreté. Vous annoncez vos couleurs. Et il faut tenir ce débat. Toutefois la façon dont vous procédez manque, à notre avis, de rigueur. Nous espérons mieux. Voici pourquoi.
Vous évitez le véritable débat en utilisant des mesures précises de la proposition de loi pour dénigrer le principe même d'une loi cadre. La motion débattue à l'Assemblée nationale le 22 novembre dernier avait au moins le mérite d'inviter les parlementaires à se prononcer sur la pertinence d'une telle loi sur la base des objets, des principes et des objectifs de la proposition du Collectif et plusieurs l'ont fait tout en se réservant sur les mesures. Le gouvernement aurait pu et pourrait toujours faire de même. Des membres du parti au pouvoir ont d'ailleurs justifié la motion amendée visant une stratégie globale de lutte contre la pauvreté, qu'ils et elles ont adoptée ensuite, en précisant que cette motion n'excluait pas la possibilité d'une loi cadre.
Vous avez affirmé qu'aucun gouvernement au monde ne pourrait adopter le projet de loi que nous proposons et défié "quiconque de le regarder et de conclure qu'il est possible de l'adopter". Ce qui nous étonne, c'est qu'une partie des parlementaires siégeant à l'Assemblée nationale du Québec, qui plus est des trois formations politiques représentées, des personnes donc qui ont lu notre proposition et qui connaissent mieux que quiconque les contraintes inhérentes à la conduite des affaires publiques, arrive à se positionner en faveur d'une telle loi et ceci, sur la base des objets, principes et objectifs de notre proposition, lesquels ont été lus en chambre.
Alors à notre avis, et c'est ainsi que nous nous sommes adressés à vous depuis août, il faut d'abord évaluer la pertinence générale de notre proposition à ce niveau et ensuite procéder à une analyse plus fine. Nous sommes convaincus, ne serait-ce que par votre façon de contourner notre proposition, qu'une stratégie de lutte contre la pauvreté ne suffira pas. Nous avons trop vu déjà de propositions intéressantes déviées de leur objectif en raison du manque de volonté politique. Quand on ne veut pas, on ne peut pas et on trouve toutes les raisons de le justifier.
Nous voulons une loi cadre. Ce moyen s'impose pour nous afin de garantir une lutte efficace à la pauvreté en raison, notamment, de son caractère permanent, qui survit aux changements de gouvernement, et en raison de l'importance des changements à mettre en œuvre. Nous reconnaissons son aspect contraignant qui ferait qu'aucune administration ne pourrait se soustraire à son obligation de faire de la lutte à la pauvreté une priorité et de rencontrer les principes et objectifs mis de l'avant. Ceci dit, nous avons tenu compte aussi de la nécessité de laisser aux gouvernements qui auront à appliquer cette loi d'amples marges de manœuvre. D'où une approche évolutive et évaluative dans les plans d'action successifs de la proposition, comme nous vous l'avons déjà souligné.
Dans le fond, la question à laquelle il faut répondre sans détour et que nous vous posons à travers notre proposition, c'est celle-ci : la volonté politique est-elle là, oui ou non, pour créer les conditions d'un Québec sans pauvreté et s'y engager par une loi qui le confirmerait durablement? Pourquoi oui? Pourquoi non?
Par ailleurs, oui, nous proposons des mesures urgentes qui ont un impact budgétaire et dont la concrétisation ne doit pas attendre qu'une loi cadre soit en place. Nous connaissons, vu vos réponses à la Marche des femmes, vos positions sur plusieurs d'entre elles. Mais de cela aussi il faut débattre parce qu'aperçues d'où nous sommes, vos réponses sont en deçà de la "responsabilité", du "réalisme" et du "bon sens" pour reprendre vos propres termes. Nous voulons ce débat. Nous avons d'ailleurs demandé à votre ministre des Finances une rencontre prébudgétaire. Et nous y reviendrons en annonçant dans quelques semaines notre position en vue du prochain budget du Québec.
Quant à vos affirmations à l'effet que le Conseil préconisé dans notre proposition de loi s'arrogerait un pouvoir qui doit relever des élu-e-s, elles sont irrecevables, et vous le savez aussi bien que nous, parce que le malentendu relatif à la formulation de l'article qui portait à confusion a été dissipé au moins trois fois, une fois le 25 mai 2000 lors de notre rencontre avec votre caucus, une autre fois lors de la rencontre du 29 août 2000 avec vous et une troisième fois lors de la rencontre du 20 novembre dernier avec des membres de votre cabinet. Contrairement à ce que vous affirmez, nous avons bien respecté dans notre proposition les prérogatives du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, qui doivent revenir à des élu-e-s. Le Conseil que nous préconisons n'enlèverait aucun pouvoir aux parlementaires ou au gouvernement, il aurait simplement un pouvoir de recommandation. Alors pourquoi créer cette confusion inutile dans vos déclarations publiques? Vous avez mentionné plus d'une fois que nous nous sommes comportés de façon exemplaire dans notre façon de traiter avec vous. Nous en attendons autant de vous.
Enfin, pourquoi vous cantonner dans la défense des mesures de lutte à la pauvreté mises en place par votre gouvernement et dans la comparaison avec les autres gouvernements, précédents ou actuels? Il n'est pas question ici de chercher des méritants ou des coupables. Tout simplement, malgré les " succès " économiques récents du Québec, force est d'admettre que le niveau d'effort actuel ne suffit pas : les inégalités s'accroissent, le cinquième le plus pauvre de la population ne participe pas à la prospérité. Il faut, pour reprendre à nouveau vos termes, tirer une ligne, mais une "nouvelle" ligne, quitte à être les premiers à le faire. Il y a là un test pour le caractère distinct du Québec et pour la concrétisation des convictions que cela suppose au plan de la justice sociale.
Monsieur le Premier ministre, on ne peut pas apprécier d'une autorité gouvernementale qu'elle se ferme de façon rigide à l'action créative d'une société qui cherche à évoluer. Et c'est de cela dont il s'agit ici, et depuis plusieurs années, tout comme dans le dossier des parcours d'insertion volontaires d'ailleurs. Nous cherchons à évoluer dans notre façon de lutter contre la pauvreté parce que les moyens connus ne suffisent pas. De plus en plus de gens et d'organisations crédibles l'affirment avec nous. Au lieu de dire que c'est impossible, irréaliste, qu'aucun gouvernement ne pourrait le faire, pourquoi ne pas s'atteler à la tâche, confronter les difficultés et se donner les meilleures chances d'amorcer du neuf dans une direction souhaitée et souhaitable? Pour nombre de changements fondamentaux confirmés dans des lois, qu'on pense au suffrage universel, au vote des femmes, au filet de protection sociale, il a fallu un jour que quelqu'un commence quelque part, que des gens y croient et que des gouvernements bougent. Alors faisons-le et ça se fera!
Nous avons conscience de poser des questions qui dérangent les certitudes. Vous pouvez choisir de réaffirmer les vôtres. Vous pouvez aussi choisir de vous laisser déranger, ouvrir une fenêtre et évoluer avec nous. Rien ne dit que la prudence de celui qui gouverne doive résider dans la première solution.
Tant que la pauvreté sera un obstacle à la réalisation des droits de centaines de milliers de Québécoises et de Québécois, la responsabilité et le réalisme dicteront des mesures vigoureuses et courageuses, parce qu'au bout du compte, c'est l'ensemble de la société qui fait les frais de la précarité d'une partie de sa population. Nous souhaitons que la période de Noël qui commence, avec les contrastes d'abondance et de privations qui la caractérisent, soit propice aux prises de conscience nécessaires.
Bien à vous,
Vivian Labrie, pour le Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté