50 ans d’entraves au droit à l’aide sociale
Le 2 décembre 2019 marque le cinquantième anniversaire de l’adoption de la Loi de l’aide sociale, dont le but est de « combler les besoins ordinaires et spéciaux d’une famille ou personne seule qui est privée de moyens de subsistance » (art. 6). L’avancée la plus importante de cette loi réside dans l’instauration d’un droit universel à l’aide sociale.
De toutes les réformes accomplies lors de la Révolution tranquille, l’aide sociale demeure assurément la plus dépréciée. Depuis cinquante ans, nombreux sont ceux et celles qui prétendent qu’on donne trop d’argent aux personnes assistées sociales et qu’on devrait les contraindre davantage à retourner sur le marché du travail.
L’histoire de l’aide sociale est celle d’une remise en question constante du droit sur lequel elle repose.
(Lettre ouverte de Serge Petitclerc publiée dans Le Devoir du 2 décembre 2019)
La moitié de ce qu’il faut pour vivre
Déjà en 1969, le ministre de la Famille et du Bien-être social craignait que de trop généreuses prestations n’encouragent les travailleurs et travailleuses à quitter leur emploi et à grossir les rangs des personnes assistées sociales. Aucun gouvernement, en 50 ans, ne s’est détourné de cette idée préconçue.
En 1970, la prestation de base pour une personne seule était en moyenne de 101 $ par mois (environ 674 $ en dollars constants). Elle est actuellement de 644 $ par mois. En tenant compte des crédits fiscaux et de l’ajustement à la prestation de base, le revenu disponible d’une personne assistée sociale s’élève à 776 $ par mois. Ce montant permet de couvrir à peine la moitié (51 %) des besoins fondamentaux, selon la Mesure du panier de consommation. Il met ainsi en danger la santé physique et psychologique des personnes.
Les catégories
L’aide sociale est-elle une « armée de réserve » de travailleurs et de travailleuses ? Dès les premières années, les personnes assistées sociales jugées « aptes » à l’emploi ont été incitées à participer à des programmes de « réhabilitation » ou de « réadaptation » ; aujourd’hui, elles doivent participer à des programmes d’« employabilité ». Le vocabulaire change, l’idée reste la même.
Depuis la réforme de la loi en 1988, le montant auquel une personne assistée sociale a droit est fixé selon qu’elle a des contraintes sévères à l’emploi ou n’en a pas. Mais en quoi le marché du travail peut-il bien constituer un critère à même de déterminer l’aide à accorder à une personne aux prises avec des difficultés financières ? Avec cette catégorisation, le gouvernement a beau jeu de dire aux personnes assistées sociales jugées « sans contraintes sévères » que si elles veulent améliorer leur sort, elles n’ont qu’à se trouver un emploi. C’est cependant faire abstraction des situations familiales particulières, des parcours de vie accidentés, de la réalité mouvante des cheminements individuels.
L’éternel retour des préjugés
La principale entrave à l’augmentation des prestations à un niveau qui permettrait aux gens de couvrir au moins leurs besoins fondamentaux, ce n’est pas tant la prétendue « capacité de payer de l’État » que les nombreux préjugés à l’égard des personnes assistées sociales. On connaît la rengaine : les personnes assistées sociales sont des paresseuses ou des fraudeuses, quand ce n’est pas les deux à la fois.
Si ces préjugés résistent à l’épreuve du temps, c’est parce qu’ils sont constamment ressassés, notamment par les élus. « Il faut admettre que des attitudes d’apathie et de passivité […] conduisent un bon nombre de personnes à recourir spontanément aux allocations sociales comme une solution facile, à abuser parfois des bénéfices en argent et en services […] », disait le ministre responsable de l’aide sociale en 1970. Le programme Objectif emploi, mis en place en avril 2018 et qui force sous peine de pénalités financières les nouveaux demandeurs d’aide sociale à participer à des mesures de retour à l’emploi, renforce le préjugé voulant que, si on ne les oblige pas à le faire, les personnes assistées sociales ne cherchent pas à « améliorer [leur] sort et gagner [leur] dignité » (dixit un autre ministre responsable de l’aide sociale, en 2015 cette fois).
Le droit à l’aide sociale ne sera pleinement effectif que le jour où les prestations seront suffisantes pour au moins combler les besoins fondamentaux reconnus. Le directeur du Devoir écrivait le 7 mars 1969 que les personnes assistées sociales « souffrent injustement. Leur misère a trop duré. Il faut absolument que le gouvernement s’occupe [d’elles] sans tarder. Telle est, pour le Québec, la première, la plus urgente, la plus grave de toutes les priorités ». Ce qui était vrai en 1969 ne l’est pas moins aujourd’hui.