Le Carrefour de savoirs sur les finances publiques est un petit groupe de personnes en situation de pauvreté qui a tenté de 1998 à l’an 2000 environ un dialogue suivi avec le ministre des Finances du Québec et son ministère. C’est une expérience qui démontre à quel point il peut être fructueux d’intégrer l’expertise de personnes qui vivent elles-mêmes l’exclusion pour déverrouiller des systèmes fermés où on n’arrive plus à penser en dehors du cadre.
Je rappelle les faits. En 1997, des groupes du Québec organisent un Parlement de la rue et campent pendant un mois devant l’Assemblée nationale pour demander une réforme de l’aide sociale juste. Bernard Landry, alors vice-premier ministre et ministre des Finances, est le dernier représentant du gouvernement à se présenter au Parlement de la rue. Les personnes présentes le mettent au défi d’entrer en dialogue avec des personnes qui vivent la pauvreté. Il accepte. Dans les semaines qui suivent, le carrefour de savoirs est constitué.
Des rencontres ont eu lieu surtout en 1998 et 1999, avec le ministre, avec les fonctionnaires qui préparent le budget du Québec. Pour se préparer à ces rencontres, le groupe a généré de nouveaux concepts pour expliquer ce qui est évident dans la vie sans le sou et qui est absent dans le cadre d’opération du Ministère. Je vous en présente trois.
Production intérieure douce (PID) : la contribution non comptabilisée des personnes à la richesse collective
En cherchant à comprendre ce qu’était le Produit intérieur brut, les participantEs ont réalisé qu’une partie seulement de la production de la richesse est comptabilisée et monnayée dans la société, mais que leur propre contribution en tant que personnes assistées sociales n’en faisait pas partie. Pourtant leurs prestations, elles, étaient comptabilisées comme une dépense. Frustré de ne pas compter parmi ceux qui produisent la richesse, mais seulement parmi ceux qui la dépensent, quelqu’un a dit un peu à la blague : « Le Produit intérieur brut, c’est trop brutal, il faudrait un Produit intérieur doux ». En réfléchissant plus loin, le groupe a réalisé que ce n’était pas du tout une blague et il a défini le Produit intérieur doux (PID) : toutes les contributions non monétaires, non monnayées et/ou non monnayables qui participent à la richesse humaine et collective. Il a cherché ensuite à classer les activités de la vie courante dans le PIB ou le PID. Par exemple, prendre soin d’un malade à l’hôpital allait dans le PIB. Prendre soin d’un malade à la maison allait dans le PID. Il est apparu que les artistes vivaient beaucoup dans le PID et un peu dans le PIB, qu’une bonne partie de la contribution à la richesse faite par les femmes, les personnes sans emploi, les enfants, les aînéEs, se faisait dans une production intérieure douce.
Il s’est fait là un constat fondamental : dans un cadre restreint, une personne pauvre, sans emploi ou sous-payée, donne l’impression de ne pas contribuer à la richesse en raison des revenus qu’elle ne reçoit pas, mais dans une conception élargie de la production de cette richesse, elle contribue comme tout le monde.
La Dépense intérieure dure (DID) : les impacts non comptabilisés du manque de solidarité
Une fois la Production intérieure douce aperçue, le groupe a cherché si elle avait un équivalent du côté de la Dépense intérieure brute. Il a trouvé que oui : tout ce qui est dépensé n’est pas nécessairement comptabilisé. Bien des coûts sont absorbés à même la vie, par les personnes, la société ou la planète sans être comptabilisés ou monnayés quelque part. Alors le groupe a inventé la Dépense intérieure dure (DID) pour désigner chaque fois qu’il y a un coût pour la vie et la vitalité des gens, de la société, de la planète, sans que ce coût ne soit comptabilisé ou monnayé. Ce coût est aussi un coup dur. Que des quartiers pauvres aient 10 ans d’espérance de vie de moins que des quartiers riches, c’est de la dépense intérieure dure. Qu’une personne brise sa santé parce qu’elle n’a pas le moyen de se payer un médicament aussi. Rater une chance d’emploi parce qu’on ne peut pas payer le transport pour se rendre. Devenir stresséE et irritable par manque d’argent et « bardasser » son enfant parce qu' »on n’est plus du monde ».
C’est pour des raisons comme cela que les lois du marché, qui ne traitent que du cadre restreint, ne peuvent suffire comme critère pour établir des seuils convenables pour la sécurité du revenu, le salaire minimum et ainsi de suite. Cela ne suffit pas de dire qu’on doit minimiser l’aide sociale pour inciter les gens à aller travailler. Ou qu’on va maintenir les gens à un salaire qui ne les sortira pas de la pauvreté parce que sinon les entreprises vont fermer ou aller s’installer ailleurs, ce qui dans bien des cas est faux. La Dépense intérieure dure causée par l’insuffisance de revenu doit aussi être prise en compte !
Les dollars vitaux sont des dollars prioritaires… et ce sont des dollars locaux!
Une autre fois, le groupe a pris le rebours d’une remarque irritante du ministre, qui avait déclaré « a buck is a buck is a buck », autrement dit « un dollar est un dollar est un dollar ». Il a considéré plutôt qu’il y a trois couches de dollars dans le revenu d’une personne ou d’une famille. Les premiers dollars dans le revenu sont les dollars vitaux. Jusqu’à la couverture des besoins essentiels, ces dollars sont nécessaires à la survie. Lorsqu’ils manquent, on tombe en situation de déficit humain. Comme on ne survit plus, on doit puiser dans sa propre vie ou dans celle des autres. Autrement dit, on tombe en détresse et en souffrance. La couche suivante de dollars permet de fonctionner, de vivre et de bien vivre. Des dollars fonctionnels quoi. Une fois qu’on vit et qu’on vit bien, il y a une limite à ce qu’on peut dépenser. Il se peut qu’il en reste. Ce sont des dollars excédentaires et gonflables, puisque avec ces dollars, on peut faire d’autres dollars en les investissant, en les prêtant.
Une conclusion a été qu’un dollar ajouté sur un dollar vital a une beaucoup plus grande utilité qu’un dollar ajouté sur un dollar gonflable puisqu’il sert à maintenir la vie. C’est l’utilité marginale décroissante du dollar dans le revenu.
Une autre conclusion a été que les dollars vitaux sont surtout des dollars locaux: il seront dépensés et même probablement redépensés plus d’une fois dans l’économie locale pour acheter des biens et des services de base. Les dollars gonflables sont plus facilement des dollars fuyants : on les investira là où est le meilleur rendement, ou on fera un voyage, bref il ne seront pas nécessairement dépensés sur place.
Suite à cela, la question est et reste posée : où doit-on placer les priorités, les seuils et les balises collectives entre les dollars vitaux, fonctionnels, excédentaires pour tenir compte de leur valeur d’utilité différente ?
Deux ans plus tard, on ne peut pas dire que ces échanges aient encore conduit à des décisions améliorant significativement les conditions de vie des plus pauvres. Des fonctionnaires ont dit au groupe qu’il faut au moins dix ans à un ministère comme celui-là avant qu’un changement dans les mentalités commence à paraître dans les décisions. Toujours est-il que le carrefour de savoirs lui, a fait des petits. Ses concepts font du chemin et contribuent au débat public… même dans cette rencontre! Je pourrais aussi vous parler de tout le travail d’appropriation citoyen des finances publiques qui a conduit à des formations et à des écoutes collectives des derniers budgets du Québec jusque dans le huis clos du budget.
Je veux plutôt terminer sur une image qui voulait tout dire pour Pierre, un participant du Carrefour de savoirs, décédé depuis dans la plus grande pauvreté. C’est une échelle sous laquelle une personne essaie désespérément d’atteindre le premier barreau.
Franchir le monde clos du marché et s’ouvrir à ce que pensent, aperçoivent, vivent, rêvent les personnes qui en piétinent la marge, c’est nécessairement s’enrichir… et découvrir qu’on était en train de se priver de beaucoup de monde.
Nous sommes désormais privés de Pierre. Il ne faut plus gaspiller les hommes et les femmes d’ici et d’ailleurs. Il faut en venir à jeter les bases de sociétés sans pauvreté et sans exclusion! C’est ce qui nous a amenés au Québec à réaliser tout un processus citoyen pour mettre au point une proposition de loi sur l’élimination de la pauvreté qui a suscité une importante adhésion. Cette mobilisation force présentement le gouvernement du Québec à aborder la question autrement. Mais ça c’est une toute autre histoire. Alors je vous dis : à suivre.
Vivian Labrie, Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté