COMPTE-RENDU DE LA RENCONTRE
Une mission de reconsidérer d’un autre point de vue toute la question de la richesse et de ses indicateurs…
En juillet 2000, Guy Hascoët, Secrétaire d’État à l’Économie Solidaire, confiait à Patrick Viveret, conseiller référendaire à la Cour des comptes du gouvernement français (la Cour des comptes est l’équivalent de notre vérificateur général), une mission étonnante de la part d’une institution gouvernementale : remettre en question les logiques économiques et financières qui sont à l’oeuvre dans la représentation de la richesse au sein de la société, s’interroger sur les indicateurs de développement, comme le Produit intérieur brut, qui servent à se représenter l’activité économique. Ce qui revenait, comme cela a été démontré, à se poser « la question de la finalité même du système économique ».
Alors Patrick Viveret s’est mis à l’ouvrage. Il a rencontré plein de monde et a catalysé plein de points de vue dans sa réflexion. Il s’est mis à démontrer qu’« en contradiction avec les exigences d’un développement humain durable, le Produit Intérieur Brut (PIB) se révèle être un instrument discutable qui comptabilise sans aucune distinction toutes les activités génératrices de flux monétaires. C’est ainsi que des catastrophes, des accidents, écologiquement et humainement destructeurs, sont intégrés positivement dans le calcul du taux de croissance. En revanche, des activités socialement utiles se trouvent dévalorisées par nos systèmes comptables… » Bref son travail a conduit à une sérieuse remise en question des « thermomètres » économiques « qui rendent malades », à une réflexion en profondeur sur la richesse et sa représentation, sur l’utilité, la valeur, la monnaie, les différents systèmes d’échanges, sur l’impact de tout ça sur la comptabilité nationale et à une série de propositions « pour un État écologiquement et socialement responsable ».
… qui conduit à une rencontre internationale…
À l’occasion de la publication du rapport de synthèse de Patrick, une rencontre internationale était convoquée pour en discuter les différents aspects. Cette rencontre avait l’aval du gouvernement français et s’est tenue sous l’égide du ministère français de l’Emploi et de la Solidarité et du secrétariat d’État à l’économie solidaire. Notons en passant que toute la hiérarchie d’État (Guy Hascoët, le secrétaire d’État, un vert, Élisabeth Gigou, la ministre, et Lionel Jospin, le premier ministre, socialistes, et Jacques Chirac, le président, RPR) a tenu à se manifester par des lettres assez consistantes, ceci… en pleine période électorale. Il y a donc là des enjeux politiques réels (copie de ces lettres à venir sur le site Internet). Notons aussi que cette rencontre se tenait sous le parrainage du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).
La journée du 1er mars était plus ciblée et réunissait 250 personnes travaillant déjà sur les thèmes du rapport, avec la contribution d’experts qui nous ont conduit à saisir comment les cadres actuels de l’économie se sont mis en place (Dominique Méda, par exemple a fait un portrait historique bien campé, de Malthus à aujourd’hui), comment on pourrait procéder autrement, en tenant compte de ce qui n’est pas pris en compte sans pour autant tout comptabiliser. Il y a été question aussi de nouveaux indicateurs sociaux, environnementaux, et de toutes sortes d’initiatives au plan des échanges et de la monnaie, comme par exemple l’expérience de la monnaie sociale en Argentine, racontée avec passion par Héloisa Primavera.
La journée du 2 mars a réuni quant à elle plus de 700 actrices et acteurs. Elle se voulait, à partir du travail de la veille, « un espace de prise de conscience citoyenne, de réflexion sur ce qui fait richesse, d’explorations de pratiques innovantes et d’imagination sur d’autres manières de compter et d’échanger. » Diverses personnes étaient invitées à intervenir sur des questions comme « donner la parole à celles et ceux qui ne comptent pas vraiment », sur la façon de compter et comptabiliser autrement « ce qui compte vraiment », sur les enjeux pour les syndicats, les associations, les entreprises et les États de devenir socialement et écologiquement responsables.
… où nous avons une place et une voix…
Nous étions trois du Québec parmi les personnes invitées à intervenir : Élise Tessier, du RISQ, sur l’investissement solidaire, Gérald Larose, sur les enjeux syndicaux, et moi, sur l’importance de prendre en compte le regard des personnes exclues (texte sur notre site Internet). Il faut dire qu’il y a dans le rapport Viveret une proposition de s’inspirer de notre expérience (parlement de la rue, carrefour de savoirs, travail du Collectif)« pour organiser régulièrement des forums publics permettant à tous les acteurs qui s’estiment lésés par nos représentations de la richesse de proposer d’autres visions possibles… », ceci « dans la perspective d’un nouvel imaginaire où c’est plutôt la pauvreté qui ouvre des droits et la richesse (monétaire) qui crée des responsabilités ». Il semble que notre travail inspire en particulier par ses outils pédagogiques et par notre façon de faire le lien entre le problème de pauvreté et ses causes dans le système économique.
On m’avait demandé de raconter l’expérience du carrefour de savoirs sur les finances publiques et comment nous en sommes venuEs à parler de Produit intérieur doux, de Dépense intérieure dure, de dollars vitaux. J’ai aussi parlé de notre travail au Collectif autour du budget du Québec, et de notre détermination à développer à travers la loi que nous proposons, les bases d’une société sans pauvreté.
J’ai pu constater que non seulement notre travail est très bien reçu, mais qu’il devient un des morceaux du puzzle sur la table pour la suite des choses. Par exemple Jean Fabre, directeur adjoint du PNUD, était informé de notre travail et il m’a confirmé, de sa perspective, l’importance d’approches fondées sur les droits et sur la Déclaration universelle des droits de l’homm . Il a insisté aussi sur la nécessité de développer des instruments « déclencheurs de l’action politique » face à des gouvernements qui sinon hésitent à se contraindre eux-mêmes.
… de forum en forum jusqu’à Porto Alegre…
De même, cette présentation, et peut-être en particulier l’image de l’échelle que vous avez vue plus haut et l’allusion à Pierre, un participant du Carrefour de savoirs maintenant décédé dans la plus grande pauvreté, pour qui cette image faisait beaucoup de sens, a provoqué une prise de contact émue puis une rencontre avec des organisateurs brésiliens du Forum social de Porto Alegre, dont Chico Whitaker, qui étaient présents cette journée-là. Les discussions qui ont suivi, de même qu’avec Patrick Viveret (que nous aurons peut-être avec nous pour notre Forum de mai), m’indiquent que les questions que nous nous préparons à aborder lors de ce Forum de mai sont tout à fait dans l’angle de préoccupations que plusieurs souhaitent développer à Porto Alegre. On a eu de bons échanges sur la façon d’évoluer et de mettre des priorités au plan international, entre autres sur l’application de l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et sur la pertinence de l’enjeu de la couverture des besoins essentiels comme pas concret dans la lutte pour la réduction des inégalités. Les outils qu’on a développés pour le Forum de mai soulèvent par ailleurs de l’intérêt et on me demande s’ils peuvent servir et être mis en ligne pour un usage plus général. Alors il s’avère qu’en parlant de « jeter les bases d’un Québec et d’un monde sans pauvreté, plus solidaire et plus égalitaire », en parlant de « le faire AVEC les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion », en indiquant que ça suppose de « se gouverner et de se développer autrement », nous arrivons à une croisée des chemins où, tout à coup, il devient clair que, chacunE dans nos réalités nationales propres, nous parlons un même langage, pluriel et évolutif, un langage convaincu qu’« un autre monde est possible ».
Il reste maintenant à en convaincre notre propre gouvernement. Cette attention internationale apportée à notre travail, et en retour, ces convergences sur la remise en question du système économique et de ses finalités, auront-elles un impact sur notre capacité à faire avancer ici la vision que nous voudrions voir encadrer par une loi ? C’est à espérer que oui, et en attendant, c’est la solidarité qui avance et ça, ce n’est pas rien.
« Il ne s’agit pas de construire une nouvelle ligne unique, a prévenu Chico Whitaker. L’unité du mouvement mondial citoyen est sa multiplicité. » « Une façon d’ancrer les changements, c’est de proposer des choses, même imparfaites, qui vont stimuler la discussion », a proposé Jean Fabre dans son mot de la fin. « C’est une chance offerte aux puissants de monter sur le pont avec nous », a conclu Patrick à la fin de la rencontre, en rappelant aussi cette phrase de Weber : « L’humanité n’a réalisé le possible que parce qu’elle a rêvé de l’impossible. » Bon, alors continuons de rêver et de réaliser !
Vivian Labrie