Une semaine après l’entrée en vigueur d’une loi supposément majeure, la Loi 112 – Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, alors qu’un plan d’action concrétisant la mise en application de la loi doit être annoncé dans les soixante jours de cette mise en vigueur, hormis le logement social, le budget du Québec 2003-2004 n’alloue que des restes pour la lutte à la pauvreté. Pourtant le gouvernement avait annoncé une mise de 1,5 MM$ sur cinq ans en juin 2002 lors du dépôt du projet de loi, ce qui resterait encore insuffisant. Où est le retournement nécessaire pour atteindre en dix ans le rang des sociétés industrialisées comptant le moins de pauvreté, comme cette loi le prescrit à son article 4 ?
Le problème constaté dans le budget ne se limite pas au gouvernement qui l’a commis et rien n’indique que les autres formations politiques siégeant à l’Assemblée nationale auraient fait mieux. Il s’agit là d’un budget précédant d’un jour l’annonce d’élections générales dont on aura cherché à optimiser l’impact sur l’électorat pour ne pas lui déplaire. Il renvoie donc aussi un miroir à la population québécoise : quel genre de prise veut-elle sur ses finances publiques ? Celle du chacunE pour soi ou celle du bien commun ?
Une loi en avance sur la société
En fait, dans son préambule, dans sa cible sur dix ans et sa visée permanente de «tendre vers un Québec sans pauvreté», dans ses buts et ses orientations, la loi 112 est en avance sur la société et ses institutions politiques qui vont devoir apprendre à en saisir toute la portée pour l’appliquer correctement. Il est inquiétant de voir la bible 2003-2004 des crédits budgétaires (volume III, page 100) en limiter le sens et annoncer que :
«Le plan d’action de la Stratégie de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale s’articulera autour des grandes orientations suivantes : permettre à l’ensemble des Québécoises et des Québécois de développer leur potentiel; privilégier le travail chaque fois que c’est possible; responsabiliser l’ensemble de la société; assurer la constance et la cohérence de l’action de l’État québécois à tous les niveaux».
Ceci alors que la loi 112 stipule que le plan d’action devra mettre en œuvre les orientations décrites comme suit à l’article 7 :
«Afin d’atteindre les buts poursuivis par la stratégie nationale, les actions menées par l’ensemble de la société québécoise et par le gouvernement, dans la mesure prévue par la loi ou aux conditions qu’il détermine, doivent s’articuler autour des cinq orientations suivantes :
1° prévenir la pauvreté et l’exclusion sociale en favorisant le développement du potentiel des personnes ;
2° renforcer le filet de sécurité sociale et économique ;
3° favoriser l’accès à l’emploi et valoriser le travail ;
4° favoriser l’engagement de l’ensemble de la société ;
5° assurer, à tous les niveaux, la constance et la cohérence des actions.»
Où sont passés la prévention et le renforcement du filet de sécurité sociale et économique ?
Pendant ce temps, des centaines de milliers de personnes ne couvrent pas leurs besoins essentiels et vont continuer d’assumer des déficits humains parce qu’on ne fait pas les dépenses publiques nécessaires pour régler des aberrations et des discriminations qui les plongent dans l’exclusion.
Dans l’ombre des silences budgétaires du gouvernement et dans les résistances multiples à couvrir ces besoins, un préjugé et une peur, trop facilement généralisés sur toute une population, reviennent : la conviction, donnant bonne conscience, que les personnes en situation de pauvreté sont responsables de leur situation et la peur d’«encourager la paresse» en améliorant leurs revenus. À force de penser «c’est de leur faute», la société oublie toutes les situations qu’elle génère elle-même par des règles injustes et discriminatoires qui pénalisent «sans faute» en fonction de la condition sociale et font injure à la notion fondamentale de l’égalité en droits.
Quand dans son préambule, la loi 112 considère «que les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale sont les premières à agir pour transformer leur situation et celle des leurs», elle invite la société québécoise à mettre de côté le «c’est de leur faute» et les tests de vertu sur la gestion des cennes noires pour régler plutôt l’injuste sur lequel elle a du pouvoir à travers les choix publics sur les millions et les milliards. En voici un exemple.
La preuve par le défaut de rétablir la gratuité des médicaments à l’aide sociale
Il aurait coûté 17 M$ en 2003-2004 pour rétablir la gratuité de l’accès aux médicaments prescrits des personnes assistées sociales aptes au travail, une mesure largement demandée par les milieux actifs à lutter contre la pauvreté en attendant un système universel d’assurance médicaments récupérant les adhérents «rentables» laissés au privé et étendant la gratuité à tout le cinquième le plus pauvre de la population, avec et sans emploi. Pourquoi cette mesure ? Parce que depuis l’instauration de l’assurance-médicaments, ces personnes doivent assumer une franchise de 16,67$ par mois pour avoir accès aux médicaments qui leur sont prescrits, ceci alors que leur prestation (523 $ par mois) ne leur permet même pas de couvrir leurs besoins essentiels. En fin de mois, alors que le stress est au maximum, ces personnes n’ont souvent plus l’argent nécessaire ou encore, si elles l’ont, elles doivent choisir entre se nourrir et se soigner.
Aux questions qui lui ont été posées à ce sujet, la ministre des Finances a répondu qu’elle n’avait pas d’argent. Pourtant elle mettra 809 M$ en réserve pour la santé, dont 503 M$ sont prévus pour 2004-2005 et 306 M$ pour l’année suivante. Regardons cela de plus près.
On fait grand cas en ce moment du besoin de prévoyance face aux coûts croissants du système de santé. Or le manque de revenu personnel est considéré en santé publique comme un déterminant principal de la mauvaise santé, qui se traduit notamment par une différence d’espérance de vie de plusieurs années entre plus pauvres et plus riches. Par ailleurs, les personnes assistées sociales jugées avec contraintes sévères à l’emploi, qui ont une prestation plus importante (766$ par mois), ont accès quant à elles à la gratuité des médicaments prescrits. Il y a là une discrimination, un manque à l’équité verticale qui ne peut se justifier par l’argument de l’incitation à l’emploi, d’autant plus qu’une bonne partie des personnes dites aptes circulent également comme elles peuvent dans l’univers de l’emploi précaire et des gains de travail permis où, d’ailleurs, on peut difficilement se permettre d’être malade. Il y a là un impact direct sur la santé physique et mentale et un coût pour la société. C’est par le système de santé qu’on devra réparer ensuite des dommages plus grands, à des coûts plus élevés.
Par ailleurs, les fonds ont été disponibles en 2003-2004 pour améliorer de plusieurs centaines de millions $ la rémunération des médecins, des professionnels couvrant largement leurs besoins essentiels et déjà très en haut de l’échelle des revenus au Québec. Au surplus, il est connu que les personnes malades sont une clientèle captive de ce qui leur est prescrit par leur médecin et que les choix de prescription de ces derniers sont visés par les avantages reçus des compagnies pharmaceutiques. L’impact de ces avantages a été évalué récemment à plusieurs centaines de millions $. Ces pratiques, qui peuvent conduire à prescrire des médicaments plus dispendieux que nécessaire, ont également comme effet d’augmenter les dépenses de la Régie d’assurance maladie du Québec au chapitre des médicaments. Malgré des impacts certainement plus grands que le 17 M$ nécessaire pour rétablir la gratuité des médicaments pour les personnes les plus pauvres de la société, le gouvernement n’a pas jugé bon encore d’agir pour les limiter.
L’argument de la ministre à savoir qu’elle n’avait pas l’argent ne tient pas. En fait au lieu d’agir préventivement et directement au bas de l’échelle en 2003-2004, ce qui aurait diminué ses besoins de réserves pour les années suivantes, elle a choisi de laisser les plus pauvres continuer de se rendre malades en 2003-2004 pour pouvoir mieux les soigner avec ses réserves en 2004-2005 et 2005-2006, au plus grand avantage de la profession médicale.
On pourrait multiplier les exemples parmi les demandes urgentes portées par le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté et son réseau : pour une exemption complète de la pension alimentaire reçue pour un enfant du calcul de la prestation d’aide sociale, comme on le fait déjà pour l’impôt, pour un barème plancher couvrant les besoins essentiels à l’aide sociale, pour une reconfiguration du régime d’allocations familiales couvrant vraiment les besoins essentiels des enfants, pour de vraies augmentations des budgets d’aide à la formation, l’insertion et l’emploi, pour des normes minimales du travail et un salaire minimum sortant de la pauvreté.
Pourquoi ces actes manqués et inégalitaires ? Le problème n’est pas tant au niveau des dollars que du regard, à transformer pour apercevoir le logique et le faisable. Tant que les choix publics n’auront pas été faits pour s’assurer qu’au Québec chaque personne puisse couvrir ses besoins essentiels et réaliser dans l’égalité et la dignité les droits qui lui sont reconnus, le mot solidarité dans le bouche des décideurEs politiques aura un goût de cendre.
Vivian Labrie
Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté
Québec, le 16 mars 2003