16 novembre 1965: « Lévesque expose un nouveau programme de sécurité et d’assistance sociales »
Le Collectif a retracé des archives qui nous ramènent au coeur de la Révolution tranquille et nous donnent un aperçu des débats qui ont mené à l’adoption de la Loi de l’aide sociale en décembre 1969.
L’article complet est reproduit ci-dessous (fautes de frappe et d’orthographe comprises).
L’édition complète du Devoir du 16 novembre 1965 se trouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Lévesque expose un nouveau programme de sécurité et d’assistance sociales
La “charité publique” est remplacée par le droit à la satisfaction des besoins essentiels de la famille
par Jean-V. DUFRESNE
Les grandes lignes du programme :
Il faut qu’il soit québécois, car le Québec seul peut définir et orienter convenablement une telle politique sociale bien enraciner dans le milieu. Le ministre écarte les « grands schèmes homogénéisés » du fédéral et exige une fois de plus la récupération des $180 millions annuels des allocations familiales fédérales.
La politique de sécurité et d’assistance sociales ne doit pas être passive — empêcher les gens de crever de faim ne suffit pas — et la notion du droit à la satisfaction des besoins essentiels du citoyen et de sa famille, lorsqu’ils sont économiquement faibles, quelle que soit la cause immédiate ou éloignée de cette situation, doit remplacer le concept inadmissible de la « charité publique ».
Dangereusement bien portant, lucide et direct comme aux grandes heures de la nationalisation de l’électricité, le nouveau ministre de la famille et du bien-être, M. René Lévesque, a choisi un modeste auditoire de 300 personnes, à Ville St-Michel, hier soir, pour tracer les premières grandes lignes de la nouvelle politique de sécurité et d’assistance sociales du Québec, modèle 1965.
Le ministre, qui n’assume ses nouvelles fonctions que depuis un mois et demi, est arrivé les bras chargés de nouvelles expériences, dans la main gauche un exemplaire du rapport Boucher produit par le comité d’étude sur l’assistance publique, en 1963 ; dans la droite, cinq pages de notes écrites et un paquet de cigarettes qu’il a quasiment épuisé.
Toute la politique doit être axée sur la famille et il faut reconnaître une fois pour toutes que l’accroissement des charges familiales est une « risque social » au même titre que la vieillesse, le chômage ou l’invalidité.
Cette politique doit être intégrée. Il faut la reformuler au plus tôt dans les textes et les règlements, moderniser, simplifier, humaniser et cesser aussi de considérer les prestations en argent comme
l’élément le plus important de cette nouvelle politique : les services, santé, logement, crédit populaire, etc., ont au moins autant d’importance.
Elle doit en outre elle-même faire partie d’un tout plus vaste et s’inscrire dans la politique économique et sociale de l’Etat. Un exemple : les travaux d’hiver aux Iles-de-la-Madeleine ont incité des pêcheurs à quitter leurs chalutiers. A défaut de pèche, les poisonneries ont mis des hommes à pied. Pour les dépanner, on les a mis sur les travaux d’hiver !
M. Lévesque considère la nouvelle politique du gouvernement comme un « chantier de réfection et de reconstruction des parties les plus menacées ou les plus faibles Elle doit donc être orientée vers la prévention et la réhabilitation, s’attaquer aux causes de la dépendance sociale autant qu’à ses effets ».
Cette politique doit être communautaire. L’Etat oriente, suggère, invente, contrôle les deniers, mais aller six fois à Québec chercher ses prestations, ou ses services, c’est aussi bête que s’il fallait, de Montréal ou Mont-Laurier, aller y acheter ses épiceries. Le programme doit être décentralisé et tirer profit au maximum des ressources humaines régionales, communautaires, locales.
Ce programme, pour l’essentiel, doit comporter les éléments suivants : une simplification et une modernisation des lois, règlements et taux d’assistance, autour de deux pôles principaux: les prestations et les services.
Il remplace le concept vieux de 21 ans des allocations familiales par un mode de « compensation des charges familiales » ou si l’on veut une politique d’allocations fortement graduées et indexées suivant l’accroissement du coût de la vie. — à mesure que la famille se peuple et qu’augmente lui-même le prix des denrées. En d’autres termes, “calibrer” l’assistance de l’Etat aux familles économiquement faibles en fonction de leurs besoins à mesure que ceux-ci se font plus criants. Actuellement les allocations fédérales ‘tombent » à l’heure où les besoins familiaux sont les plus grands.
La nouvelle politique se trouverait à « assurer » le risque social croissant que constituent les familles nombreuses et rétablir l’équilibre des chances de ceux « qui sont nés en bas de la côte »…
La loi d’assistance qui vient compléter l’apport des allocations doit être « intégrée”, tenir compte des exigences budgétaires de la famille économiquement faible, abolir la plupart des catégories d’assistance, en somme répondre davantage aux besoins qu’à la nature ds handicaps.
(Suite à la page 14)
Le deuxième pôle de la nouvelle politique de sécurité et d’assistance sociales, ce sont les services, tout aussi importants que les prestations en argent, en soi souvent assez peu productives, bien partielles en tous cas.
Au premier titre, les services de santé, d’où la mise en vigueur, le plus tôt possible, de l’assurance-santé; d’où l’étroite collaboration requise entre le ministère de M. Lévesque et celui de M. Kierans.
Rien ne sert en effet de verser des prestations si le récipiendaire ne peut que choisir entre manger et payer les comptes du médecin. De la même manière, il est plus avantageux de libérer un chômeur de son bail pour faciliter son transfert dans une localité où du travail l’attend, que de le laisser pourrir sur place en ’’subventionnant” ses bras croisés. D’où intégration des politiques “travail” et « bien-être et famille « . Il en va ainsi des services à l’éducation, pour le recyclage, l’adaptation des handicapés que la seule assistance en argent ne pourra jamais rendre productifs.
Pour ce qui est du ministère de la famille même, il doit assurer notamment, et c’est urgent, l’aide aux familles, orientation du budget, organismes coopératifs de crédit, etc.; il faut assurer en outre le placement en famille ou en institutions des “isolés”, orphelins et vieillards; assurer aussi des services de prévention et de réhabilitation, pour les délinquants surtout, en affirmant par exemple la vocation avant tout socio-familiale de tous les organismes concernés, y compris les tribunaux juvéniles.
Un autre service social capital: l’habitation. D’une part il y a la rénovation urbaine, mais plus encore le logement lui-même, ou le devoir de l’Etat, souligne M. Lévesque, ne se trouve que dans une perspective purement sociale : priorité aux familles économiquement faibles, aux couples et individus âgés, logis subventionnés.
»Seule, une telle perspective peut justifier d’ailleurs que nous envisagions d’y dépenser des fonds publics », souligne le ministre. A défaut d’une telle politique, l’assistance sociale actuelle se trouve à subventionner littéralement des exploiteurs propriétaires de taudis.
Enfin, M. Lévesque a souligné la nécessité d’étendre à toutes les régions, et non seulement les centres urbains, l’assistance judiciaire, qui relève naturellement de la justice et du barreau.
Jean-V. DUFRESNE, « Lévesque expose un nouveau programme de sécurité et d’assistance sociales », Le Devoir, 16 novembre 1965, A1.